Manif du 9 avril. Ça tombe bien, je devais bosser, mais finalement, non. Il fait un temps de merde, encore. Ce coup-ci, je m’équipe. Pas question de rentrer trempée jusqu’au slip. Rendez-vous place de la liberté.
La camionnette FO attend les manifestants entre la caisse d’épargne et la BNP, sur le grand trottoir, pas question de déborder sur la route. Ici, les manifs sont disciplinées et les flics ne sont harnachés que de gilets jaunes. Je regarde autour de moi, et ça me fait penser à ma première boum. Beaucoup d’invitation lancées, peu de gens à l’arrivée. M’enfin, je suis dans une petite ville de province. Habituée aux manifestations parisienne, je suis mauvaise juge. On me dit que c’est bien, y a du monde. Nous avançons tranquillement au rythme de la Batucada. Heureusement qu’elle est là, elle. Quand elle s’arrête, on entend vaguement des slogans au micro, scandés d’une voix lénifiante.
Le cortège remonte la ville. Du quartier populaire à la vielle ville, en passant par le temple de la consommation. La grand-rue piétonne bordée de boutiques formatée et identiques dans toute la France. Les mêmes enseignes du nord au sud, d’est en ouest. Sur les bords les lèche-vitrines nous regardent avec curiosité. Les plus téméraires grognent mollement. On les emmerde. Traverser la manif en famille, ce n’est pas facile. Nous arrivons à la fin du parcours. La voiture se gare, la Batucada se barre, le temps de se demander ce qu’on fait, il ne reste plus personne. Un vieux passe en gueulant au scandale a cause de quelques papiers par terre ! Un vieil étudiant prend le micro et nous donne rendez-vous dans un quart d’heure pour un débat public. Mes amis rentrent se réchauffer, je reste, je vais tenter l’expérience. J’avoue que je suis frustrée de ne pas être à Paris, ou du moins dans une grande ville. Je suis curieuse, j’aimerais entendre ce qui se dit.
Une demie heure plus tard, il y encore moins de monde et le débat n’a toujours pas commencé. Je suis frigorifiée. Je vais boire un café. Je reviens sur la place, une petite centaine de personnes (je crois, je suis nulle en estimation) sont réunies autour d’un morceau de lino. Beaucoup de jeunes, quelques vieux briscards se partagent la parole devant quelques badauds intéresses. Je m’approche, j’écoute. Tout ce qui se dit là, c’est ce que tout le monde se dit, plus ou moins. Un petit tour pour se rassurer, vérifier qu’on pense tous à peu près la même chose, qu’on va pouvoir discuter, qu’on ira sûrement dans le même sens. Un vieil universitaire nous rappelle que Mitterrand nous a mis dedans, un travailleur social parle de la souffrance au travail, un chômeur de la solitude des chômeurs et les jeunes nous disent qu’il faut changer le monde. Nous sommes tous d’accord. Tout cela, entrecoupé par une femme qui veut des réponses maintenant : « Ok, mais comment ? C’est quoi les outils ? Qui fait quoi ? On commence par quoi ? C’est bien beau, mais on fait quoi ? Elle agace. Des « chut! » se lèvent contre elle. On lui dit qu’elle doit cesser de couper la parole, qu’elle parlera a son tour. On rappelle les règles du débat. Les mains comme-ci pour une réponse directe, les mains comme ça pour une intervention globale. Les mains s’agitent de part et d’autre tout le monde à une réponse directe a la réponse directe de la réponse directe de tout à l’heure. Le débat continue, s’installe. Finalement, on tend le micro à la dame, qui parle avec quelqu’un d’autre. Elle ne voit pas le micro, elle s’en va, change de trottoir, va boire un coup sous le barnum.
Une jeune étudiante au teint rougi par le froid prend le micro : « Puisque que la dame a posé la question, qu’est-ce qu’on fait maintenant, je propose une pause. Je vous donne rendez-vous à 21 heures même endroit, avec le ventre plein et de quoi tenir toute la nuit. »
Je chope une des organisatrices et je lui demande s’ils ont un site, une page fb ou n’importe quoi qui permette de savoir ce qu’il se passe, faire passer les infos, etc. Ben en fait non. Tout se passe à la fac. Faut aller voir, il y a des AG.
Moi : c’est une volonté de n’avoir fait sur fb, qu’un « événement » et pas une « page », et qu’elle ne soit pas référencée avec un nom facile à trouver, genre « nuitdeboutnomdelaville » ?
Elle : Ben non, en fait, on a fait ça comme ça.
Moi : Parce que tout à l’heure, on se posait la question du comment on amène les gens de l’extérieur à se mobiliser. Une bonne lisibilité sur les réseaux sociaux, ça peut être un moyen, non ?
Un jeune homme qui rejoint la conversation : Non mais tu trouves tout sur nuit debout machin truc.
Moi : tout quoi ? Et puis c’est un événement. Ce n’est pas aussi lisible et souple qu’une page. En plus, le nom ne sort pas quand on fait une recherche par mots-clés. Ils me regardent, interloqués. Je me demande si je suis claire dans ma façon de parler ou juste neuneu. Une jeune femme vient à ma rescousse. Pour elle aussi, ça a été difficile de trouver des infos. Elle voulait s’investir, mais n’a pas trouvé sur internet de renseignements. On nous oppose que le journal local ne relaye pas les infos. Oui, mais bon, c’est peut-être justement l’intérêt des réseaux sociaux… Bref. Rendez-vous est est pris, on en parlera tout à l’heure. Comment faire grandir le mouvement localement est un sujet qui pourra être abordé au cours de la nuit.
Je rentre dîner. De retour sur place, je suis assez contente. On n’est pas beaucoup, mais pour une ville bourgeoise catho, c’est sûrement pas mal du tout. On est petit, mais on est là. J’ai apporté un tapis de plage et une couverture. Je m’assois, j’écoute. Le super mégaphone tourne. Des mains se lèvent timidement pour prendre la parole.
Bonjour, je suis Camille, j’ai 20 ans, je voulais dire merci à tout le monde d’être là, parce que je désespérais un peu. Alors là, vous êtes là, vachement nombreux, ça fait chaud au cœur.
Bonjour,
je m’appelle Benjamin, j’ai 22 ans, étudiant, ça fait un mois que j’ai
rejoint le mouvement, et je trouve super qu’on fasse cette nuit debout
contre la finance et la loi travail. Parce que c’est tous des pourris et faut qu’on en finisse avec eux.
Bonjour, je m’appelle Victor, je suis étudiant et …
Le micro tourne, tourne, tourne. Ce sont les présentations.
Je commence à me lasser, mais j’imagine qu’il faut en passer par là,
faire un peu connaissance, se rassurer, se dire pourquoi on est là,
ensemble à se cailler le cul dans la rue.
Bonjour,
je m’appelle Ermeline, j’ai 21 ans, et je voulais dire que des réunions
comme ça, il faut les faire aussi pour tout le monde.
Je suis super contente qu’on soit vachement nombreux, mais ce n’est pas
assez, parce que les gens, ils s’en foutent, et pourtant, ça les
concerne. Il faut aller les chercher et leur expliquer.
Moi c’est Arthur, étudiant, je suis d’accord avec ce que tu dis. Il faut aller au Sanitas, dans les quartiers populaires…
C’est touchant cette volonté d’aller éduquer les « sauvages » des quartiers pops. C’est sure que dans les villas et les pavillons, chez les commerçants, ça sait tout sur tout, c’est éduqué et politisé ! Bon Aude, ne commence pas.
(Faut que je vous dise quand même que le Sanitas est une cité en plein centre ville. Des barres de hlm, à 10mn en tram de la vieille ville. C’est un quartier à la réputation sulfureuse. Les jeunes bourgeois n’y vont pas, c’est « dangereux ». Sauf pour y faire quelques achats « particuliers ». Moi j’y vis. Le Sanitas, c’est la cour des miracles. C’est une banlieue en centre ville dans le collimateur de la mairie qui voudrait le « réhabiliter ». La ville est quadrillée, on ne sort pas de son ghetto. Même si les distances sont faibles, il n’y a pas de circulation de population. Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés.)
Salut, c’est Edouard, étudiant, je voulais dire qu’on est allés au Sanitas. On le refera, un autre jour à une autre heure pour que ça marche mieux. Parce que là… bon … On va réfléchir comment, mais on le refera.
Le micro continue de tourner, un couple d’une cinquantaine d’années prend la parole. Ils ne sont pas d’ici. Ils sont en vacances. Ils sont du sud, et ils voulaient nous dire qu’il faut arrêter de consommer comme des cons. Acheter des t-shirts à 2€, c’est de la merde. Faut vraiment être des salopards aujourd’hui pour en avoir rien à foutre de ce qu’il se passe à l’autre bout de la chaîne.
La concomitance des deux me fait réagir. Sans réfléchir, je prends la parole, sans mégaphone et je lance. Par contre, si vous sortez ça au Sanitas, ça sera peut-être pas hyper bien accueillis. La dame me répond, très agressive et la bouche pleine de mépris, que les gens qui consomment chez H&M sont des connards. Et moi de lui répondre du tac au tac : « Ou des pauvres. On me tend le mégaphone, je précise ma pensée.
Si le raisonnement est juste, oui ! Comme le disait Coluche, « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent pas pour que ça ne se vende plus ! », il faut tenir compte du fait que nous ne sommes pas tous dans la même situation. Et si certains découvrent qu’ils ont le pouvoir de ne pas consommer, d’autres voudraient bien découvrir celui de le faire.
Eux aussi ont envie de se gaver. Et ce n’est pas en les traitants de
connard qu’on les amènera à faire des concessions sur leurs rêves. Au Sanitas, ne l’oublions pas, il y en a beaucoup qui n’ont pas le choix que de s’habiller pour 2 €. Là, le mari me répond ! « Il faut partager, échanger ! »
Je suis d’accord avec vous, monsieur. Vous n’êtes pas d’ici, et vous ne savez donc pas que le Sanitas est une cité dont les habitants vivent des minimas sociaux, où 95% de la population est au chômage. Le partage, les échanges, je crois qu’ils connaissent. Les vêtements connaissent en général toute la fratrie et passent de famille en famille, sont usés jusqu’à la corde.
Alors n’allez pas dire qu’ils sont des connards s’ils achètent des
t-shirts neufs à 6€, parce que les t-shirts les moins chers à H&M ne
sont pas à 2€, mais à 6, et que 6€, c’est déjà beaucoup quand on est
une famille avec 500€ de revenus mensuels.
Peut-être qu’on peut changer les choses autrement qu’en se traitant les
uns les autres de connards, et en allant prêcher la bonne parole avec
mépris chez les pauvres. Peut-être que les pauvres ont aussi de quoi nous traiter de connards.
Je suis énervée. J’ai le palpitant qui cogne.
Le mégaphone change de main, je n’écoute plus ce qu’il se dit, les
battements de mon cœur dans mes oreilles couvrent la voix du gentil
monsieur a fines lunettes rondes. Je crois qu’il
dit qu’il ne faut pas s’égarer dans nos débats et revenir a ce qui nous
amène dehors à cette heure tardive, la loi El Khomri. Il est applaudi.
Je respire, reprends mon calme petit à petit. Ce qu’ils m’ont énervé ces deux-là ! Je comprends ce qu’ils voulaient dire. Évidemment que nous devons changer notre manière de consommer. Mais putain, ce que ça m’énerve quand des gens qui n’ont jamais connu le manque, sont
enthousiasmés par les joies de la fringue de seconde main et, pleins de
morgue, veulent prêcher la bonne parole auprès du bas peuple, pour qui
acheter du neuf est un signe de réussite sociale et une question de
fierté. Ils se rendent compte de ce qu’ils disent ou bien ?
J’écoute de nouveau. Encore, chacun explique pourquoi il est là. Marie le disait à sa collègue de bureau, qui était d’accord avec elle, il y a trop de souffrance au travail. Pierre veut que ça s’arrête parce que la terre n’est pas inépuisable, Paul pense qu’il faut savoir jusqu’où on est prêts à aller pour faire la révolution. Puis, Jacques, sdf à la rue depuis qu’il a 12 ans, parce que ses parents l’ont mis à la rue quand il avait douze ans (applaudissement silencieux et solidaire de l’assemblée) mais enfin voilà, c’est sa vie, Jacques, donc, pense qu’il faut que les gens sortent de la télé parce que la télé c’est de la merde. Mais Jean n’est pas d’accord. À la télé, sur internet, y a quand même des choses qui sont bien et qui font une culture dans laquelle on se reconnaît, quoi. Des valeurs et des symboles derrière lesquels on se retrouve. Je tique. Ha oui ? Il y a des choses comme ça à la télé ? Il poursuit : « Oui, il y a des choses qui fédèrent ! Ok, c’est de la culture de masse, de la culture populaire, mais Y a Game of Throne, Walking Dead ! » Je me mords les joues. Je ne vais pas encore intervenir, je vais me faire jeter. Mais c’est quoi les valeurs de ces séries ? Il poursuit sur un ton d’excuse. « Oui, ok, y a le sexisme…. bon … » Personne ne relève, je manque de tomber dans les pommes.
Le micro passe à une jeune fille qui explique qu’elle est malade à cause d’un vaccin, qu’aujourd’hui, elle ne peut pas travailler et que l’industrie pharmaceutique, sont tous des salauds. Elle à fait l’effort de venir jusque-là, malgré la maladie, pour témoigner et dire qu’il faut que le monde change. Elle est ovationnée. A côté de moi un groupe de jeunes flottant dans un nuage de shit, la trouve « hyper émouvante quoi, c’est beau c’qu’elle a dit ». On passe le micro a un Anonymus masqué. Appuyé sur sa canne, il parle d’une voix atone, plus immatérielle que sur internet.
Maintenant, c’est un mec d’une cinquantaine d’années qui tient le micro, veste en cuir, jeans ajusté, poivre et sel, barbe de baroudeur, et l’accent espagnol d’ex militant anti-franquiste, il nous explique ses hauts faits d’armes. Pur jus des années 80. Il raconte comme il gagnait bien sa vie, quand il avait une très bonne situation, qu’il roulait en Audi, et comme un jour, il a dit merde, qu’il a investi son argent dans des projets culturels, qu’il a fait des concerts avec des amis musiciens (page de pub, prochain concert tel jour, a telle heure) comme quoi, il suffit de le vouloir Quand on veut on peut etc. On peut changer le monde. Son discours est interminable. Même lui s’en rend compte. Il s’écoute parler et il se lasse.
Une jeune brunette, bonnet de laine enfoncé jusqu’au ras de ses grand yeux noirs prend le micro, pour nous lire un texte qui lui parle beaucoup. C’est le texte d’une pièce de théâtre engagée, théâtre citoyen, parce que la culture n’est pas que divertissement, elle est aussi politique. Un bon texte qu’elle lit bien. Si ce texte nous a plus, on peut aller écouter la pièce jouée par la compagnie truc, à l’espace machin chose, tels jours à telle heure… Ok, je n’avais pas fait gaffe, mais c’est la coupure pub en fait. Ca s’enchaîne comme ça sur 3 ou 4 intervenants. Et puis un quadra nous raconte que lui, il est un peu désespéré, parce qu’autour de lui, dans sa campagne, les gens s’en foutent de ce qu’il se passe. Que les gens sont enfermés dans leur quotidien, qu’ils se foutent de tout, ce qu’ils veulent, c’est continuer à rigoler devant Hanouna. Une femme lui répond qu’il ne faut pas juger les gens.
Une jeune fille raconte qu’elle est allée sur les péages avec un groupe pour les ouvrir gratuitement au public, et que les gens les recevaient gentiment, et que ce n’était pas que pour la gratuité, parce qu’il y en a qui ont donné l’argent du péage au collectif pour leurs actions futur. Je prends la parole pour dire que la société nous maltraite, que les infos relayées par les médias sont anxiogènes, et que la télé anesthésie les souffrances qu’elle nous rappelle. Un mec me coupe pour me dire « Ouais la drogue tout ça ! » Je suppose qu’il plaisante. Je lui répond « Ouais la drogue c’est d’la merde ! dites non à la drogue et j’enchaîne. Peut-être que si on veut sortir les gens de devant la télé et les mener à nous rejoindre, il faut arrêter de les assommer de discours culpabilisants, leur apporter de l’espoir par nos propositions et nos comportements. Leur montrer qu’ils peuvent changer leur vie, qu’ils ont du pouvoir. Là, le mec se lève, et cri haut et fort en me tendant les bras : « câlins !!! » J’avoue que j’ai la nette impression qu’il se fout de ma gueule. Mais qu’importe, j’ouvre moi aussi les bras et je lui dit, t’as raison, Free Hug ! « Unions nous ! Y a qu’ensemble qu’on sera plusieurs » ça rigole, mais je garde la sensation que ce n’est pas vraiment avec moi qu’ils rient. Je ne sais pas. Suis-je ridicule ?
Ça crée une rupture. On propose une pause des débats, il y a de la soupe et du thé sous le barnum, on se retrouve dans une demie heure.
Je suis venue seule, je tourne et vire entre les groupes qui papotent. Une femme me regarde avec insistance. Je lui sourie.
– Vous êtes venue équipée, vous avez fait beaucoup de nuit debout ?
– Euh, non… C’est ma première. J…
Je ne finis pas ma phrase, elle a filé. Malgré mon équipement, le froid me tombe dessus et le thé tiède ne me réchauffe pas. Je grelotte, la pause tire en longueur. Je craque et décide de rentrer. Je marche vite pour me réchauffer. Les épaules contre les oreilles, je me rends compte que je suis tellement crispée que j’en ai mal aux dents. Je ralentis, me force à relâcher, et puis soudain je pleure. Je ne sais pas vraiment pourquoi. J’ai comme un goût de lassitude. Alors je m’arrête, m’interroge. Pourquoi ? Qu’est ce que je suis allée faire là bas, qu’est ce que je suis allée chercher ?
Non, rien, je n’avais pas d’attente, je voulais juste voir ce que ça donnait, qu’est ce qu’il s’y disait, en vrai. Alors pourquoi je pleure ? Pourquoi cette tristesse qui me tombe dessus comme ça ? Qu’est ce qui me rend triste ? Je sais pas. La peur du vide, peut être…
J’ai écris ce texte en Avril 2016. Depuis les flics ont retiré leur gilet jaune. Dans les manifs, ça chouine moins, c’est plus concret, politique, même si c’est parfois très con.
Depuis, je n’ai pas pleuré après une manif ou un rassemblement, par contre je reste infiniment triste, et je n’ai toujours pas compris pourquoi.